Quand les loups franchissent la lisière : expériences d’éleveurs, chasseurs et autres résidents de Seyne-les-Alpes confrontés aux loups

2017 
A partir du 6 juin 2015, une vague mediatique fait suite aux declarations d’un adolescent de 16 ans, fils d’eleveurs de bovins a Seyne-les-Alpes (04), affirmant s’etre fait attaquer par des loups, de nuit et sur un pre jouxtant leur habitation. La mise en doute de ces declarations, quasi generale, est parfois allee jusqu’a traiter l’adolescent d’affabulateur et suspecter sa famille d’une manœuvre d’alerte au sujet des loups. Pour les auteurs, specialistes des activites d’elevage confrontees aux loups, en France et ailleurs, ces declarations indiscutablement originales n’etaient peut-etre pas vraiment surprenantes. En effet, les predateurs (ours, loups, tigres…) peuvent manifester une habituation, ou familiarisation, envers les humains, encouragee notamment par un statut de protection stricte. C’est le motif de l’enquete menee a Seyne-les- Alpes, des juillet et aout. Les deux questions majeures ont porte sur les signes de changement de comportement des loups envers les humains et sur les risques nouveaux ou croissants de la predation des loups sur les elevages bovins. L’enquete s’est adressee a toute personne habituee des lieux — eleveur, chasseur, randonneur ou intervenant du secteur — pouvant apporter un temoignage personnel de rencontres avec des loups. Vingt-deux entretiens approfondis ont ete realises, enregistres puis retranscrits. Le bassin de Seyne est insere dans des montagnes boisees et depeuplees, mais dont les parties hautes constituent des alpages degages ou montent l’ete essentiellement des troupeaux ovins. C’est une vallee bocagere d’altitude, densement peuplee et occupee par l’elevage, principalement de bovins allaitants. Ce paysage de prairies verdoyantes en contrebas de forets est particulier pour les Alpes du Sud, beaucoup moins a l’echelle europeenne. L’enquete a ete focalisee sur la lisiere entre le bocage et le versant forestier de la montagne de La Blanche. A ce jour, dans un paysage qui offre des habitats favorables aux ongules sauvages : chamois, chevreuils, mouflons et quelques cerfs, Seyne-les-Alpes n’est pas repertoriee comme une zone de presence permanente de loups (ZPP), ni « a surveiller » selon les services specialises de l’Etat. Pourtant, autour de la lisiere etudiee, 14 temoins adultes, dont un lieutenant de louveterie et un technicien de la Federation departementale des chasseurs, nous ont decrit en detail leurs observations de loups. Pour neuf d’entre eux, il s’agissait de groupes d’au moins trois loups adultes. Se sont ajoutes des signes tangibles de reproduction sur zone : louveteaux, taniere ou abri sous roche avec litiere. Sur ces bases, et compte tenu de la distance aux ZPP deja repertoriees, l’enquete propose l’hypothese d’une meute non encore identifiee et dont le territoire couvrirait la zone etudiee. Cette hypothese concorde avec l’avis des chasseurs enquetes. Leurs constats, argumentes, sont unanimes : depuis 3 a 4 ans, chamois et chevreuils ont nettement change de comportement et se sont rarefies ; c’est plus brutal encore pour les mouflons. Leur mise en cause du loup, mal recue officiellement, peut etayer des soucis pour l’attractivite de la chasse, notamment aupres des jeunes. Le comportement devenu tres mefiant des ongules sauvages ainsi que leur apparente rarefaction pourraient expliquer un report de predation sur les bovins. Il ne s’agit plus seulement de jeunes veaux qui manquent a l’appel, mais aussi d’attaques sur des animaux plus âges, en alpage comme sur les pres en vallee. De plus, les eleveurs constatent un changement de comportement nouveau et tres preoccupant chez leurs bovins. Les chiens ne sont pas en cause : les bovins, tres habitues a les voir, leur sont indifferents. Si necessaire, les vaches suitees les eloignent. Mais depuis quelques annees, suite aux attaques averees ou suspectees de loups, vaches, genisses ou taureaux se montrent tres inquiets, voire paniques. Certains groupes ont fui a plusieurs kilometres apres avoir brise clotures et barrieres. Certains animaux devenus dangereux pour leur eleveur, ou tout au moins ingerables, ont du etre reformes. De tels comportements excedent evidemment les capacites de vigilance et d’intervention des eleveurs. Autre phenomene nouveau sur Seyne : les rencontres inopinees des humains avec des groupes de loups, et parfois de pres. Pour les chasseurs, c’est en montagne, mais parfois aussi en lisiere des pres et a proximite d’habitations. Un chasseur a l’arc s’est fait aborder par deux canides subadultes. La presence d’un adulte, massif, peu craintif et de couleur uniformement noire, est egalement signalee par plusieurs temoignages, dont deux promeneurs qui l’ont vu de pres. Pour le maire de Seyne, l’afflux de temoignages devient banal et manifeste l’emergence d’un risque, serait-il accidentel, avec les loups en circulation sur sa commune. Cette emergence d’un risque est corroboree par « l’affaire des fils Ferrand ». Leurs temoignages, au terme de l’analyse realisee, apparaissent a la fois sinceres, credibles et coherents. L’enquete approfondie aupres de l’adolescent de 16 ans ayant declare s’etre fait attaquer par des loups, a entendu son frere de 20 ans egalement protagoniste de l’evenement, ainsi que leur pere. Une description cartographique et minutee de l’evenement, ainsi que la chronique des faits anterieurs survenus sur le meme lieu, permettent de comprendre les reactions des deux freres. Cette nuit la, il s’agissait de la 9eme rencontre en un mois avec ces loups : apres 3 attaques diurnes visant des veaux que l’eleveur et ses fils avaient interrompues, apres la predation d’un veau authentifiee par l’ONCFS et suivie de l’autorisation prefectorale de tirs de defense, l’administration avait organise 4 jours consecutifs d’affut sur ce pre, periode durant laquelle les loups ne se sont pas montre ; or c’est dans la nuit du 5e au 6e jour que l’adolescent, monte dans le pre avec son frere en raison des beuglements de leurs vaches, s’est trouve menace. L’ensemble des resultats d’enquete fait sens a partir du moment ou l’on ne considere pas « l’affaire des fils Ferrand » comme un fait isole de son contexte. Il y a eu un processus assez long et interactif de modification des comportements de plusieurs categories d’etres interagissant de part et d’autre de la lisiere, loups, ongules, betail, humains, jusqu’a une approche menacante d’un humain vulnerable par des loups de nuit. Ces evolutions ont des consequences sur le territoire : une baisse d’attractivite cynegetique et recreative, si ce n’est deja un risque en matiere de securite civile ; une atteinte a la viabilite des elevages de bovins conduits a l’herbe, dont il est attendu aussi qu’ils contribuent a la gestion des paysages et de leurs amenites.
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