Saint-Simon: un moraliste dans le réel

^peut-on parler de Saint-Simon comme moraliste? D'une maniere globale, l'auteur tranche lui-meme: "Ces Memoires ne sont pas un traite de morale; aussi me suis-je contente d'un recit le plus simple et le plus nu."1 Pourtant, dans ses reflexions generales sur l'histoire, il place son propre projet dans un cadre religieux et moral et recommande l'histoire dont le Saint-Esprit lui-meme s'est servi dans "l'instruction de ses creatures" "pour former et regler nos moeurs."2 Comme le traite est loin d'etre la seule forme utilisee par le moraliste, la question de savoir si Saint-Simon en est un depend de l'acception du terme, d'ailleurs inexistant a son epoque. Certains critiques en donnent une definition restrictive: Louis Van Delft, tout en reconnaissant que "le domaine du moraliste n'a rien d'un espace clos," affirme que "le dramaturge, l'epistolier, le memorialiste, qui proposent continuellement [...] une vision morale, ne sont pas d'authentiques moralistes."3 D'autres n'hesitent pas a y inclure les memorialistes.4 Plutot que de trancher la question, je propose de mettre en lumiere la part du moraliste dans la demarche de Saint-Simon, tout en degageant sa specificite en tant qu'auteur de memoires. Une etude qui precise les contours esthetiques et ethiques de son ecriture devrait a son tour eclairer celle des moralistes. Le statut particulier de Saint-Simon se rattache a la fonction ambigue attribuee a la discipline dont il se reclame: l'histoire. Celle-ci et a plus forte raison les memoires qui doivent lui servir de materiau s'est toujours voulue une simple relation, une exposition de faits.5 La volonte d'epargner au lecteur ses reflexions et de se limiter au recit est un topos sans cesse affirme au XVIIe siecle qui fonde aussi le projet de Saint-Simon: "La verite la plus dure et la plus exacte sera ici comme ailleurs mon guide unique et ma maitresse" (11:204). En effet, les Memoires se composent d'une serie d'histoires (et de portraits) en ordre